• Damien Sausset, textes pour l’exposition Mon rêve triste est annulé à la galerie Modulab, octobre 2024.
• Avec ses nouvelles œuvres, Luc Doerflinger s’insurge contre la pesanteur de ce qui est infligé à nos imaginaires par un ordre ambiant niant toute capacité à l’image d’être ce qu’elle fut depuis l’aube de l’humanité – à savoir une adresse faite à l’esprit humain de penser ce qui l’excède. L’image, la peinture, reste affaire de mise sous tension de notre regard et de notre capacité à voir au-delà du visible ce qui fait présence. Que ce soit les Rayurochromes, Somnium I et II ou même Toutou (l’instant prégnant), ces œuvres ne cessent de questionner la spécificité de la peinture. Pour toute réponse, Luc Doerflinger déploie une incroyable amplitude de moyens jouant tout autant sur les formats, la dualité entre fond et figure, la possibilité pour un glacis ou un geste pictural de révéler l’impensé d’une forme ou d’un trait. Voilà donc des œuvres dialoguant tout autant avec le présent qu’avec toute l’histoire de la peinture. On y croise Bonnard (dont une photographie sert de modèle) mais aussi Luc Tuymans, la peinture abstraite (voire géométrique) développée dans les années 1960 aux USA ainsi qu’un vaste corpus de choses vues allant du document ethnographique à des artéfacts issus de la culture populaire. Luc Doerflinger propose donc un voyage saisissant où le visiteur doit se perdre dans le labyrinthe des événements visuels de ces œuvres qui toutes ouvrent sur une interrogation radicale envers notre conception du réel et, par extension, de ce qu’est l’altérité.
• « Une comparaison par bonds successifs entre réalités secrètement analogues et l’aptitude à poser des questions paradoxales sont bien plus utiles que la rigueur méthodique » Nietzsche.
Et si la peinture redevenait cette adresse faite aux humains de penser l’altérité et de prendre à bras le corps un réel qui se fait de plus en plus fuyant. Une simple main négative sur les parois d’une grotte, une annonciation du Quattrocento, un portrait de bourgeois et même un monochrome portent en eux une forme d’égarement sur la nature même de notre monde. Il faudrait alors dire toutes les histoires qu’il y a eues, raconter aussi combien la peinture fut un art de la transmission, de l’inquiétude aussi. La peinture serait donc suspend, suspend du temps, suspend de notre regard contraint d’abandonner momentanément toute forme de prédation sur la réalité. Le regard de l’Olympia disait aussi cela. On en aura donc jamais fini avec l’image. Elle hante l’humanité en offrant à l’œil ce miroir incertain où parfois se reflétaient les Dieux ou l’inconsistance d’un inconscient terriblement épris de liberté. Par-delà le Caravage et le Greco, au-delà de Bonnard ou Matisse, l’image fut donc de l’ordre de la rédemption. Il fallut sans doute la lumière du cinéma pour que nous en prenions pleinement conscience, découvrant au passage que toute image est aussi de l’ordre du montage. Du raccord aussi. Cette leçon, proférée entre autres par Godard, serait donc une épitaphe adressée aux aveugles que nous étions. Désormais nous vivons dans le règne du visuel et de l’instantané. L’ordinaire, par la magie des écrans, se mue en spectacle merveilleux, vite vu, vite consommé. Les paysages y sont réduits à des selfies, les rencontres à des applications quantifiant envies, désirs et pulsions, nos besoins à des problèmes de livraisons. Règne sans partage de communautés fictives éclairées par la lumière crépusculaire d’outils numériques devenus extensions de nos mains, oblitérant au passage la souveraineté du regard. Certains osent croire que le processus n’est pas achevé et que tous les discours sur la mort de la peinture, du cinéma, de l’art ne servent qu’à masquer la puissance d’un ordre économique imaginant l’humanité servilement prisonnière de fantasmes technologiques.
Tout n’est effectivement pas joué et l’image reste encore un lieu souverain où s’échoue nos imaginaires. Mais pour cela, il faut que l’image reste une forme de dessaisissement. Et cette espérance, Luc Doerflinger ne cesse de la porter, imaginant même au passage que l’image est résistance à ce régime de visuels, par nature clos sur lui-même. Il n’est sans doute pas le seul artiste mais avouons que la peinture contemporaine semble souvent se cantonner aux rivages d’une adhésion béate à l’ordre ambiant. Lorsqu’il affirme « La peinture est un effondrement du désir dans le réel », il ne fait pas autre chose qu’indiquer un programme rigoureux porté par la peinture depuis près d’un siècle. Toute peinture serait donc la conjonction d’images en suspens, vues, imaginées, rêvées mais toujours portées par cette latence du désir. Ensuite vient le temps de la friction, friction avec la technique, friction avec la malédiction d’une planéité qui se refuse souvent au peintre ou au regardeur tant son sein condense plusieurs temps. Celui déjà de la conception : temps de l’esquisse, du choix du motif, de la composition, choix également de la tension ou de l’alliance entre des tons, des traits, des égarements du pinceau, bref tout un jeu sur la matérialité de sa surface. Muse de l’histoire, Clio, fille de Zeus et Mnémosyne, veille. Et son regard pesant indique combien une simple peinture condense en son sein toutes celles ayant traversé l’histoire de l’humanité. Dans chaque toile se trouve l’écheveau des histoires de la peinture. Vermeer l’avait compris lorsqu’il la représentait, souveraine face à un chevalet, dans sa fameuse Allégorie de la peinture (1666). Chez Luc Doerflinger, Clio prend d’autres traits, sans doute plus métaphoriques, plus évanescents, plus en phase aussi avec le temps présent. Il ne faut donc pas s’étonner de l’extrême amplitude des motifs chez lui. Tous participent d’un seuil où s’abime le regard et n’ont qu’un rôle de prétexte pour mieux fixer la représentation dans un voir. Convoquer des cygnes, des manchots, des cerfs, des représentations botaniques de fleurs et plantes, des fantômes de corps incarnés par des vêtements, ne vaut que pour leur présence visuelle désengagée de l’immédiateté du monde. Chez cet artiste le motif semblerait presque subalterne comme en atteste ses Rayurochromes (2024) qui amplifient un trouble entre deux grilles de lecture : celle formée par un jeu de bandes peintes avec une extrême précision et un « fond » proche du sfumato d’où pourraient émerger quelques figures. A la rigueur plane des bandes qui fixent un plan s’opposent ces couches translucides, presque évanescentes réaffirmant une profondeur de champ. Le lisible prend ses distances abolissant l’opposition classique entre abstrait et figuratif. D’ailleurs Luc Doerflinger réfute ces catégories. Il suffit pour s’en convaincre de s’attarder sur sa pratique et la façon dont il fonctionne par série. Chez lui la série constitue le prétexte pour mille variations et essais permettant de convoquer les enjeux du pictural. C’est ainsi que l’on éprouve les possibles du pictural au risque de l’égarement. Mouvement circulaire sans fin qui le conduit à reprendre et désapprendre ce qui fait acte de peinture en variant les formats, les compositions, les accords de couleurs. La clôture d’un ensemble est donc affaire de sentiments et sans doute de sa lassitude envers un thème qui, dans le temps de l’atelier, semble momentanément avoir épuisé toutes les surprises. Certains pourtant résistent et se prolongent sur des années, devenant un « sujet » parallèle qui ressurgit par moment comme pour mieux affirmer qu’on n’en a jamais totalement fini avec l’effet peinture. Somnium I et II sont ainsi séparées par trois années de recherches. Toutes deux convoquent le végétal dans un brouillage où fond et figures se fondent et abolissent les frontières entre le trait et la couleur. La figuration devient fantomatique pour mieux affirmer le travail de surface, les effets de matière ou de glacis jouant des transparences et des recouvrements. Même Toutou (l’instant prégnant) de 2024 participe de cette interrogation radicale sur la nature de l’image. La toile surgit d’une ancienne photographie faite au début du XXe siècle par Pierre Bonnard (1867-1946) dans la propriété familiale « Le Clos ». Destinées à capter les scènes de vacances familiales, les photographies de Bonnard (faites au Kodak) constituaient alors des études permettant de saisir sur le vif des scènes intimes au même titre que les esquisses ou les dessins. Mais pour Luc Doerflinger ces clichés déploient d’autres promesses notamment dans la façon dont Bonnard a su cadrer ces moments en réfutant toute composition classique et en privilégiant au contraire le mouvement, le flou, le hors champ, leçon qu’il avait sans aucun doute découverte chez le Manet de la Serveuse de bocks (1879). Ces qualités se retrouvent dans Toutou (l’instant prégnant) mais rabattues sur la surface même de la toile avec une vibration laissant émerger de-ci de-là les figures opalescentes des membres de cette famille soudain absorbés par l’éblouissement du plan formé par l’étendue de la pelouse et des arbres. Le temps semble s’y précipiter dans l’effondrement des tons les uns sur les autres. Ajustement du regard qui métaphoriquement passe des ténèbres à l’éclatante révélation d’une palette puisant ses ressources dans son opposition avec la froideur du réel. En réfutant l’exactitude de l’enregistrement photographique, Bonnard puis Luc Doerflinger place le mystère au cœur de l’image. La photographie au contraire de la peinture propose régulièrement un réel trop à vif, trop saignant, trop lié à la chair du présent. Or, toute image doit porter en elle une forme de mélancolie seule condition pour célébrer le lyrisme de la vie et ainsi lutter contre l’obscurité impulsée par les médias contemporains. Toutou (l’instant prégnant) serait donc la mise sous tutelle d’un ordre de vision au profit d’un décadrage fait de repentirs, de superpositions, d’oscillations sur lequel glisse la projection de signes incertains. Il y a bien une forme de lyrisme chez cet artiste, lyrisme à penser que l’existence n’est que le montage imaginaire de choses vues, entraperçues, imaginées, puis recomposées sur la surface de l’inconscient. Toujours affaire de montage, mais métaphorique celui-là. Peindre reviendrait donc non pas à représenter mais à assembler des signes qui font résonner l’image avec notre expérience du réel. Cette leçon se trouve confirmée lors des accrochages par l’extrême précision du dispositif mis en place. Et il n’est pas rare de voir une configuration d’œuvres s’agréger sur un mur pour former un unique panneau où se cristallise au-delà des effets une pensée. Effet de montage visuel celui-là. Au regardeur d’y percevoir quelques échos avec l’actualité lointaine du monde. Rien n’est tranché, imposé. En ce sens, Luc Doerflinger se singularise radicalement d’autres artistes par sa capacité à déployer le travail de peinture dans un champ neutre comme pour mieux « rincer la peinture de sa part organique ou événementiel » comme il l’affirme. Il peut donc affirmer « Je peins pour voir » Si voir, c’est penser, raisonner, toucher par le regard l’impensé d’une appartenance au monde, alors toute image, toute peinture, est acte de résistance puis forme jamais achevée de ce dessaisissement qui justement fonde notre humanité.
• Texte du catalogue de l’exposition Science friction à la galerie My monkey, 2019 (Luc Doerflinger, Thomas Bouville et Morgan Fortems)
Notre capacité à nous projeter dans un monde factice à partir d’images virtuelles a considérablement évolué au fur et à mesure des progrès technologiques et de représentation. Les récents trucages vidéos utilisant la technologie du deepfake, dans lesquelles des personnalités politiques deviennent subitement de véritables marionnettes, nous mettent face à notre incapacité à faire la distinction entre image fabriquée et image réelle. Notre attention est alors partagée entre ces deux types de représentation qui cohabitent en créant une confusion entre fiction et réalité.
Paysages digitales propose une vision inverse. Les images virtuelles deviennent les modèles à imiter. Elles sont produites par des techniques de peinture traditionnelles, comme si le peintre voulait à son tour tromper le monde virtuel. Des motifs de grilles forment des paysages abstraits dans lequel le regard se perd.
Le titre de la série s’amuse du paradoxe de l’anglicisme digital. Il se traduit par « numérique » en français et laisse supposer que ces images sont issues d’un processus informatique alors que son origine latine digitalis renvoie au mot doigt et donc à la main. De la même façon, nous sommes face à une mise en abyme : nous observons une série de représentations (manuelles) de représentations (informatiques) de paysages. Et bien qu’ils soient peints avec une grande application, ces archétypes numériques de l’espace tridimensionnel laissent transparaître par endroit les imperfections inhérentes aux outils et aux gestes de la main. Cette distorsion opérée entre l’idée que nous nous faisons de ce type d’images et ce que révèle l’observation des détails trouble momentanément notre conscience…
• Texte de l’exposition Lueurs digitales, la chapelle Saint Sulpice d’Istres, 2018
“ Une même action est plus facile si le mobile est bas que s’il est élevé. Les mobiles bas enferment plus d’énergie que les mobiles élevés. Problème : comment transférer aux mobiles élevés l’énergie dévolue aux mobiles bas ? “ (Simone Weil, La pesanteur et la grâce, 1947)
Lueurs digitales est un projet d’exposition et une installation lumineuse dont le sujet est la peinture et la relation qu’elle peut entretenir avec le flux d’images-lumière de nos écrans (smartphones, ordinateurs, tablettes, télévisions …). Dans l’espace intemporel de la chapelle Saint Sulpice, peinture et lumière programmée se confrontent, s’influencent et s’associent pour proposer une rencontre possible des images peintes et des images-flux.
• Texte pour l’exposition Demi sommeil de l’homme clou, CX Wine Gallery à Shanghai, 2018
S’il a le désir de veiller toujours, il arrive que l’homme clou soit gagné imperceptiblement par le sommeil. Il entre alors dans un état étrange, propices à différents troubles des sens, où apparaît fantômes et images enfouies. L’homme clou rêve qu’il est un radis, l’homme clou rêve qu’il voit les choses le regarder… Il rêve et sa détermination synchronise le monde.
Au delà de ce qui est vu il y a le regard de chacun. Le regard comme quelque chose d’augmenté par l’art. L’idée d’assemblage et de montage (à la façon dont au cinéma le montage raconte quelque chose) dessinent un espace où les images sont agencées pour résonner ensemble. Dessins encadrés et peinture murale deviennent alors des points de jonctions et des surfaces de projections sur lesquels glissent des signes et des désirs.
• Camille Paulhan : texte pour la publication à l’occasion de l’exposition Animanichéens de Luc Doerflinger au centre d’art contemporain intercommunal d’Istres en 2017
Veilleur de nuit
Le bestiaire de Luc Doerflinger, hanté par les cerfs, les biches, les manchots ou encore les cygnes, pourrait bien s’accroître d’un nouveau venu, pour une fois issu du milieu aquatique : la baudroie des abysses, puisqu’il faut la nommer. Ce mystérieux poisson mal connu, à la gueule effrayante, possède sur le sommet du crâne un étrange radar lumineux. Bien sûr, l’organe qui éclaire les profondeurs des Océans a d’abord un objectif utilitaire, puisqu’il permet à l’animal d’attirer ses proies, mais je préfère voir cette lanterne inattendue comme la métaphore de l’artiste armé d’une faible veilleuse dans un environnement bien obscur.
Il y a en effet, chez Luc Doerflinger, le désir de se placer du côté de prudentes lucioles qui viennent annoncer la catastrophe sans pour autant jouer les Cassandre : les bois de ses cerfs, les cous torses de ses cygnes, les pattes élongées de ses biches qui semblent se liquéfier face à la menace du chasseur paraissent autant de discrets sémaphores. Dans ses dessins, les figures humaines pourraient bien être issues de contes dont les références exactes auraient été perdues ou seraient enchevêtrées : la Belle au Bois dormant et les frères cygnes de Grimm côtoient des princesses mouillées qu’un sortilège inconnu attend, des périples en barque sur un Styx argenté ou des chairs évanescentes, déjà passés de l’autre côté du fleuve. Immanquablement, dans leur fragilité, tous ces êtres ne cessent d’être des figures de transition qu’affectionne Luc Doerflinger, jouant de l’indétermination de ses modèles, oscillant avec gravité entre l’enfance et l’adolescence, et dont les enveloppes corporelles sont devenues légères au point de graviter dans les airs ou de fondre comme la neige au soleil.
Il faudrait également dire un mot des matériaux utilisés par l’artiste, qui participent aussi à la sidération qui peut nous saisir face à ses œuvres : on y retrouve souvent le fusain, pulvérulent et friable, allié à la souplesse de la pierre noire. L’aquarelle vient apporter aux corps un dégel minutieux dans lesquels ceux-ci se meuvent en un véritable devenir-flaque. L’huile est utilisée pour imprégner de légères feuilles de papier, afin de permettre une révélation lumineuse doucement dorée. Quant aux estampes, les « variotypes » inventés par Luc Doerflinger, pour lesquels il travaille avec du carborundum, une poudre sombre abrasive, les tirages s’épuisent au fur et à mesure des impressions, donnant à ses représentations des contours de plus en plus impalpables.
Pour définir ses processus de travail, l’artiste parle volontiers de – lente – oxydation des images qui reposent comme de belles endormies avant de réapparaître parées d’une rouille qui leur fait gagner en mystère. Georges Bataille rêvait d’une Belle au Bois dormant qui « se serait éveillée couverte d’une épaisse couche de poussière » et de « toiles d’araignée qu’au premier mouvement ses cheveux roux auraient déchirées ». Luc Doerflinger est de ceux-là, qui métamorphosent les altérations en merveilles, les dissolutions en songes rémanents. Plus belle sera la chute.
• Texte pour le catalogue de l’exposition En quête de l’ange, Nancy- Thermal 2013
Chère C.,
Tu m’as demandé un texte sur ma démarche artistique de 800 à 1000 signes espaces compris. Un texte sur mon travail à faire pour dans quatre jours. J’ai déjà de vagues écrits de ce type ; mais je n’en suis jamais satisfait. Le problème c’est que “ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit“ comme le dit Michel Foucault*. Je me demande même si quelqu’un lit ces textes dans les catalogues. D’ailleurs, je ne sais pas ce que tu en penses, mais il n’y a pas pire que ça pour enliser l’envie de regarder parfois. Pour faire court, disons que c’est l’espace dans lequel s’abîme le regard qui m’intéresse. Et comment une peinture, un dessin, une installation est à la fois un lieu de réflexion et une surface de projection. Dans ce sens, je crois que les différentes figures qui s’agencent dans mes images sont là pour nous laisser sur le seuil de dualités en suspens … animalité / humanité, enchantement / désenchantement, réalité / fantômes …
* Michel Foucault, Les mots et les choses, 1966
• Entretien avec Alain (Georges) Leduc pour la revue Le Salon N°3, novembre 2010
“Un grand roman en chantier“
A (G) L : Morte, en France, la peinture, comme l’affirme la doxa ambiante ? Elle n’est pas morte sur le marché, pas morte dans les ateliers. Il me semble que la peinture, comme le phénix, se renouvelle sans cesse, non ? On fait et on vend de la peinture, partout ailleurs, en Europe.
L D : Non, je ne crois pas que la peinture n’ait été jamais morte. Elle échappe dans sa diversité et sa singularité aujourd’hui, le plus souvent, au courant de pensée artistique dominant orienté, pour faire simple, vers un art contemporain international, et se plie difficilement à illustrer une pensée théorique “universitaire“. Elle a le défaut d’adhérer quand on la touche, à la façon dont un bout de scotch colle au doigt de celui qui le manipule, ce qui la rend moins polie, moins prête à l’emploi que d’autres pratiques dites plus “actuelles“. Elle nécessite aussi d’une certaine façon plus d’engagement de la part de celui qui s’y intéresse. Il faut se coltiner en effet la part d’histoire inhérente en elle et les stigmates du peintre, sa dimension plastique intime, en plus de l’image qu’elle présente. En ce sens, une peinture est pour moi une image organique : une image où le vivant conserve toute sa dimension. Il reste qu’elle continue à fasciner ; une image peinte aujourd’hui, au milieu de l’immensité des images imprimées et sur écran, revêt intrinsèquement une dimension d’icône du fait même de l’intemporalité de ce médium. Il n’y a pas de rapport de progrès entre les grottes peintes à Chauvet et la peinture de Peter Doig ou Luc Tuymans par exemple.
Quel est ton rapport à la toile, au châssis, à la transgression du cadre, du rectangle ?
La toile, le cadre sont des conventions objectives. Je n’ai pas d’a priori matériel en peinture. Tout est bon pour faire une peinture. La qualité d’une image réside ailleurs que dans ses aspects techniques ou matériels même si ceux-ci peuvent y contribuer. Ce qui compte pour moi est la façon dont une idée, un projet, une intuition, se croisent avec un moment, du temps, de la matière, de l’imprévu ; et comment l’image produite peut se conjuguer avec le corps global du travail. La part que l’atelier prend dans ce processus est essentielle pour moi ; c’est une partie de l’aventure. Pour ce qui est de la transgression, j’aime la subversion tranquille de Pierre Bonnard et j’apprécie l’iconoclasme de Francis Picabia, Franz West ou Gérard Gasiorowski, mais les enjeux de mon travail ne se situent pas dans un rapport transgressif. Ils assument le statut du cadre, le format, et la charge du passé de la peinture en établissant un rapport élastique avec ces contraintes.
Il y a une grande importance des titres, chez toi, et cette étrange présence de mots “agglutinés“, aussi. Les titres sont-ils essentiels à la bonne compréhension de ton travail ?
Le rôle du titre est indiciel. Il se combine avec l’image ou avec d’autres composantes du travail. Il sert d’articulation et de catalyseur. Quant aux titres agglutinés, ce sont souvent en réalité des néologismes. “Animanichéen“ est un titre récurrent. Il évoque pour moi la rencontre de la pensée, du désir et de la part animale que nous avons tous. “Frigostelapolaris“ est un mot qui m’a plu et que mon fils à l’âge de cinq ans m’a désigné comme l’endroit où habiterait le père noël. C’est devenu pour moi une façon de nommer ce lieu, en apesanteur du monde, où résideraient nos différentes utopies. Aussi bien celle de la maison du père Noël que celle d’un endroit où logeraient nos idéaux intimes. Ici il est question de l’espace qui sépare le peintre de la peinture que je matérialise par la présence des cygnes… des sortes de balises organiques…
Venons-en à ton rapport à l’histoire de la peinture, maintenant. À tes pairs, tes pères. Les peintres qui ont compté, qui comptent, pour toi ?
Je pense que la peinture à “un poids“; et il s’agit de convoquer le passé pour se situer dans le présent. J’ai une perception anachronique de l’histoire de l’art fondée sur une appréhension non linéaire des images. Je réagis par exemple à une peinture ancienne comme avec une œuvre contemporaine sans essayer au préalable de la contextualiser historiquement mais plutôt en cherchant un écho à mes propres préoccupations. Quand il y a cette empathie des univers par delà le temps c’est très stimulant pour moi, d’autant que la peinture s’élabore souvent dans une sorte de logique floue, indirectement, par ricochet, par figures en déplacement. (À la manière dont complètement naturellement j’ai l’impression de connaître personnellement Paolo Uccello quand je regarde La Bataille de San Romano au Louvre. Ou alors de saisir l’histoire de Mulholland Drive de David Lynch en mettant à distance toute tentative objective de comprendre le scénario.) Pour répondre à la seconde partie de ta question, je n’ai pas la sensation d’avoir des pères au sens plein du terme. Je ne me soucie pas d’évoluer ou non dans des schémas acquis ou de filiation, ce sont des questions qui me préoccupent peu, en fait. J’éprouve d’ailleurs souvent plus de proximité avec des artistes qui ne sont pas peintres – Marcus Raetz, Javier Perez, Céleste Boursier-Mougenot – je pourrais en citer d’autres -, mais dont l’univers personnel me touche. En revanche j’entretiens naturellement une certaine distance, à la fois avec mon travail, et avec les artistes qui m’intéressent. Je suis sensible aux forces mais aux failles aussi, aux choses que je ne comprends pas ou aux aspects qui me semblent moins convaincants mais consubstantiels à la singularité du travail donc irréprochables. Un des luxes qui s’offre à l’artiste est justement cette liberté d’essayer et de se planter en dehors de toutes attentes normatives. Pour prendre des exemples : ce que je ressens de parfois laborieux chez Thierry De Cordier, les errances d’Edward Munch ou cette impression déceptive chez Jean-Michel Alberola me rendent leurs travaux plus proches.
Quel lien aujourd’hui dans ton travail, entre sujet et matière, picturalité ? Couleur ?
On en revient ici à la question de l’atelier et tous les rapports sont dès lors possibles. Chacun finalement élabore son propre principe de fonctionnement.
Ce qui compte à mon sens est de trouver la combinaison de ces axiomes qui corresponde le mieux à l’idée juste qu’on se fait de son travail. L’image est le résultat d’une équation à plusieurs inconnues. D’un côté des images en suspens, des projections de l’esprit, des désirs et des idées. De l’autre la confrontation au réel, au faire, à mes limites. Je dis souvent que pour moi la peinture est un effondrement du désir dans le réel. La peinture est un pan sur lequel se projettent et s’échouent des désirs.
Quels sont tes sujets ? Pourquoi ? On ne peut pas, devant ces cygnes, par exemple (des “signes“ ?), ne pas se poser la question du sens ?
Mon travail se développe autour de la question de la peinture, et au-delà d’elle du rapport que nous entretenons avec les images. De la façon dont un monde singulier peut émerger, s’articuler et produire du sens. J’envisage la peinture comme une surface, à la façon dont l’eau est une surface, c’est à dire qu’une peinture n’existe pas sans la profondeur du temps du peintre ni sans l’horizon du regard du spectateur. Les figures récurrentes présentes dans mes travaux (cygnes, manchots, cervidés, robes, formes oblongues…) incarnent chacune à leur manière le peintre, la peinture et l’espace virtuel qui sépare le peintre de la peinture. J’ai parfois l’impression d’être dans l’élaboration d’un grand roman en chantier dont j’ai la plupart des personnages, des lieux, des bouts d’intrigues et certains chapitres, mais dont je ne connais pas encore tous les aboutissements. Je peins pour voir.
Tu enseignes la gravure à l’Ecole Supérieure d’Art de Lorraine. Je serais volontiers enclin à te poser à son sujet les questions que je t’ai posées vis-à-vis de la peinture. Quels sont aussi les graveurs, et les peintres, qui t’intéressent aujourd’hui, en France ou à l’étranger ? Pour quelles raisons ?
Ce sont les artistes et leurs travaux qui m’intéressent au-delà de la question de leurs médias ou des techniques. Ceux qui ont l’occasion de découvrir la gravure comprennent bien tout l’intérêt et le potentiel de l’estampe aujourd’hui. Des artistes aussi différents que Marcel Duchamp, Joseph Beuys, Louise Bourgeois, Cy Twombly, Brice Marden, Georg Baselitz, Kiki Smith, Tony Cragg, Les frères Chapman, Damien Deroubaix … et bien d’autres ont exploité les possibilités de la gravure comme laboratoire de création d’images, comme moyen de diffuser une pensée et comme axe de réflexion sur les notions d’empreintes et de multiples. La notion d’empreinte va au-delà de la gravure. Tout comme ça l’était à l’époque de Dürer ou de Rembrandt, la gravure permet de diffuser le travail de l’artiste sous une forme légère et singulière. À la croisée de techniques manuelles anciennes et des possibilités actuelles de l’impression numérique, c’est aujourd’hui un espace de recherche où se confrontent les notions d’édition d’art, de transversalité des médias, de statut des images, de leur diffusion.
Installation, accrochage… Comment envisages-tu l’exposition, la “monstration“ de ton travail ? Les éventuelles questions de scénographie, aussi (c’est le thème de ce numéro 3 du Salon).
L’accrochage est une composante du travail de peinture pour moi. Il permet de rejouer les enjeux compris dans chaque image à l’échelle du travail et dans un lieu spécifique. Reconsidérer les peintures au moment de l’accrochage d’une exposition fait complètement partie de mes recherches. Je l’envisage comme un dispositif focal qui permet d’agencer les multiples sens possibles des images afin de rendre tangible l’architecture des différents niveaux de lecture de l’ensemble. D’ailleurs les installations lumineuses sont issues, en le spatialisant, de mon travail de peinture. Elles s’affranchissent de ce rapport au mur inhérent aux images en deux dimensions. Pourtant c’est bien de peinture dont il s’agit, mais d’une peinture rincée de sa part organique, événementielle. La dimension scénographique est ici à la base des réalisations. Les images – des grandes empreintes à l’huile sur papier -, sont conçues pour l’espace dans lequel elles vont être montrées. L’idée que j’ai est de pouvoir matérialiser l’épaisseur de ce qui est donné à voir par la peinture sous la forme de grands dispositifs dans lequel le regard est “en apesanteur“. La scénographie des images redéfinit en somme autant la vision que j’ai de mon propre travail qu’elle permet de désigner un lieu fovéal de l’œuvre. C’est-à-dire un endroit où se concentrerait l’essence du travail, sa dimension la plus prégnante.
Peindre, assures-tu, c’est “infuser“, c’est le terme que tu emploies. La peinture est pour toi, je te cite : “l’oxydation visible de la pensée au contact du temps“. Tu dis aussi que la peinture est une membrane. Nous faut-il donc retourner l’image comme un gant, subsumer notre regard ?
On pourrait également dire que la peinture est une pointe. Puisqu’elle “acuponcte“ le voir, l’aiguille vers un ailleurs du regard. Mais c’est aussi une déchirure, une dépression au sens atmosphérique du terme. Fuite d’air, fuite d’images, fuite de sens…
Nous voilà donc au seuil de figures primitives… La peinture, serait donc une séparation, selon toi, qui déchirerait le convenu pour laisser entrevoir notre singularité d’existant. On se dirige vers une approche psychanalytique, là. D’autant que tu parles aussi de “couture“…
C’est paradoxalement tout ça à la fois. Un désenchantement en forme de surface singulière sur laquelle glissent des signes et des désirs ; et une couture dans la mesure où elle lie ensemble le réel et l’imaginaire.