Exposition personnelle, galerie Modulab, Metz, octobre 2024
« Une comparaison par bonds successifs entre réalités secrètement analogues et l’aptitude à poser des questions paradoxales sont bien plus utiles que la rigueur méthodique » Nietzsche.
Et si la peinture redevenait cette adresse faite aux humains de penser l’altérité et de prendre à bras le corps un réel qui se fait de plus en plus fuyant. Une simple main négative sur les parois d’une grotte, une annonciation du Quattrocento, un portrait de bourgeois et même un monochrome portent en eux une forme d’égarement sur la nature même de notre monde. Il faudrait alors dire toutes les histoires qu’il y a eues, raconter aussi combien la peinture fut un art de la transmission, de l’inquiétude aussi. La peinture serait donc suspend, suspend du temps, suspend de notre regard contraint d’abandonner momentanément toute forme de prédation sur la réalité. Le regard de l’Olympia disait aussi cela. On en aura donc jamais fini avec l’image. Elle hante l’humanité en offrant à l’œil ce miroir incertain où parfois se reflétaient les Dieux ou l’inconsistance d’un inconscient terriblement épris de liberté. Par-delà le Caravage et le Greco, au-delà de Bonnard ou Matisse, l’image fut donc de l’ordre de la rédemption. Il fallut sans doute la lumière du cinéma pour que nous en prenions pleinement conscience, découvrant au passage que toute image est aussi de l’ordre du montage. Du raccord aussi. Cette leçon, proférée entre autres par Godard, serait donc une épitaphe adressée aux aveugles que nous étions. Désormais nous vivons dans le règne du visuel et de l’instantané. L’ordinaire, par la magie des écrans, se mue en spectacle merveilleux, vite vu, vite consommé. Les paysages y sont réduits à des selfies, les rencontres à des applications quantifiant envies, désirs et pulsions, nos besoins à des problèmes de livraisons. Règne sans partage de communautés fictives éclairées par la lumière crépusculaire d’outils numériques devenus extensions de nos mains, oblitérant au passage la souveraineté du regard. Certains osent croire que le processus n’est pas achevé et que tous les discours sur la mort de la peinture, du cinéma, de l’art ne servent qu’à masquer la puissance d’un ordre économique imaginant l’humanité servilement prisonnière de fantasmes technologiques.
Tout n’est effectivement pas joué et l’image reste encore un lieu souverain où s’échoue nos imaginaires. Mais pour cela, il faut que l’image reste une forme de dessaisissement. Et cette espérance, Luc Doerflinger ne cesse de la porter, imaginant même au passage que l’image est résistance à ce régime de visuels, par nature clos sur lui-même. Il n’est sans doute pas le seul artiste mais avouons que la peinture contemporaine semble souvent se cantonner aux rivages d’une adhésion béate à l’ordre ambiant. Lorsqu’il affirme « La peinture est un effondrement du désir dans le réel », il ne fait pas autre chose qu’indiquer un programme rigoureux porté par la peinture depuis près d’un siècle. Toute peinture serait donc la conjonction d’images en suspens, vues, imaginées, rêvées mais toujours portées par cette latence du désir. Ensuite vient le temps de la friction, friction avec la technique, friction avec la malédiction d’une planéité qui se refuse souvent au peintre ou au regardeur tant son sein condense plusieurs temps. Celui déjà de la conception : temps de l’esquisse, du choix du motif, de la composition, choix également de la tension ou de l’alliance entre des tons, des traits, des égarements du pinceau, bref tout un jeu sur la matérialité de sa surface. Muse de l’histoire, Clio, fille de Zeus et Mnémosyne, veille. Et son regard pesant indique combien une simple peinture condense en son sein toutes celles ayant traversé l’histoire de l’humanité. Dans chaque toile se trouve l’écheveau des histoires de la peinture. Vermeer l’avait compris lorsqu’il la représentait, souveraine face à un chevalet, dans sa fameuse Allégorie de la peinture (1666). Chez Luc Doerflinger, Clio prend d’autres traits, sans doute plus métaphoriques, plus évanescents, plus en phase aussi avec le temps présent. Il ne faut donc pas s’étonner de l’extrême amplitude des motifs chez lui. Tous participent d’un seuil où s’abime le regard et n’ont qu’un rôle de prétexte pour mieux fixer la représentation dans un voir. Convoquer des cygnes, des manchots, des cerfs, des représentations botaniques de fleurs et plantes, des fantômes de corps incarnés par des vêtements, ne vaut que pour leur présence visuelle désengagée de l’immédiateté du monde. Chez cet artiste le motif semblerait presque subalterne comme en atteste ses Rayurochromes (2024) qui amplifient un trouble entre deux grilles de lecture : celle formée par un jeu de bandes peintes avec une extrême précision et un « fond » proche du sfumato d’où pourraient émerger quelques figures. A la rigueur plane des bandes qui fixent un plan s’opposent ces couches translucides, presque évanescentes réaffirmant une profondeur de champ. Le lisible prend ses distances abolissant l’opposition classique entre abstrait et figuratif. D’ailleurs Luc Doerflinger réfute ces catégories. Il suffit pour s’en convaincre de s’attarder sur sa pratique et la façon dont il fonctionne par série. Chez lui la série constitue le prétexte pour mille variations et essais permettant de convoquer les enjeux du pictural. C’est ainsi que l’on éprouve les possibles du pictural au risque de l’égarement. Mouvement circulaire sans fin qui le conduit à reprendre et désapprendre ce qui fait acte de peinture en variant les formats, les compositions, les accords de couleurs. La clôture d’un ensemble est donc affaire de sentiments et sans doute de sa lassitude envers un thème qui, dans le temps de l’atelier, semble momentanément avoir épuisé toutes les surprises. Certains pourtant résistent et se prolongent sur des années, devenant un « sujet » parallèle qui ressurgit par moment comme pour mieux affirmer qu’on n’en a jamais totalement fini avec l’effet peinture. Somnium I et II sont ainsi séparées par trois années de recherches. Toutes deux convoquent le végétal dans un brouillage où fond et figures se fondent et abolissent les frontières entre le trait et la couleur. La figuration devient fantomatique pour mieux affirmer le travail de surface, les effets de matière ou de glacis jouant des transparences et des recouvrements. Même Toutou (l’instant prégnant) de 2024 participe de cette interrogation radicale sur la nature de l’image. La toile surgit d’une ancienne photographie faite au début du XXe siècle par Pierre Bonnard (1867-1946) dans la propriété familiale « Le Clos ». Destinées à capter les scènes de vacances familiales, les photographies de Bonnard (faites au Kodak) constituaient alors des études permettant de saisir sur le vif des scènes intimes au même titre que les esquisses ou les dessins. Mais pour Luc Doerflinger ces clichés déploient d’autres promesses notamment dans la façon dont Bonnard a su cadrer ces moments en réfutant toute composition classique et en privilégiant au contraire le mouvement, le flou, le hors champ, leçon qu’il avait sans aucun doute découverte chez le Manet de la Serveuse de bocks (1879). Ces qualités se retrouvent dans Toutou (l’instant prégnant) mais rabattues sur la surface même de la toile avec une vibration laissant émerger de-ci de-là les figures opalescentes des membres de cette famille soudain absorbés par l’éblouissement du plan formé par l’étendue de la pelouse et des arbres. Le temps semble s’y précipiter dans l’effondrement des tons les uns sur les autres. Ajustement du regard qui métaphoriquement passe des ténèbres à l’éclatante révélation d’une palette puisant ses ressources dans son opposition avec la froideur du réel. En réfutant l’exactitude de l’enregistrement photographique, Bonnard puis Luc Doerflinger place le mystère au cœur de l’image. La photographie au contraire de la peinture propose régulièrement un réel trop à vif, trop saignant, trop lié à la chair du présent. Or, toute image doit porter en elle une forme de mélancolie seule condition pour célébrer le lyrisme de la vie et ainsi lutter contre l’obscurité impulsée par les médias contemporains. Toutou (l’instant prégnant) serait donc la mise sous tutelle d’un ordre de vision au profit d’un décadrage fait de repentirs, de superpositions, d’oscillations sur lequel glisse la projection de signes incertains. Il y a bien une forme de lyrisme chez cet artiste, lyrisme à penser que l’existence n’est que le montage imaginaire de choses vues, entraperçues, imaginées, puis recomposées sur la surface de l’inconscient. Toujours affaire de montage, mais métaphorique celui-là. Peindre reviendrait donc non pas à représenter mais à assembler des signes qui font résonner l’image avec notre expérience du réel. Cette leçon se trouve confirmée lors des accrochages par l’extrême précision du dispositif mis en place. Et il n’est pas rare de voir une configuration d’œuvres s’agréger sur un mur pour former un unique panneau où se cristallise au-delà des effets une pensée. Effet de montage visuel celui-là. Au regardeur d’y percevoir quelques échos avec l’actualité lointaine du monde. Rien n’est tranché, imposé. En ce sens, Luc Doerflinger se singularise radicalement d’autres artistes par sa capacité à déployer le travail de peinture dans un champ neutre comme pour mieux « rincer la peinture de sa part organique ou événementiel » comme il l’affirme. Il peut donc affirmer « Je peins pour voir » Si voir, c’est penser, raisonner, toucher par le regard l’impensé d’une appartenance au monde, alors toute image, toute peinture, est acte de résistance puis forme jamais achevée de ce dessaisissement qui justement fonde notre humanité.
Damien Sausset, 2024